Se Taire

















Il y a un langage bien plus vieux et plus profond que celui des mots. Il s'agit du langage des corps, du corps sur le corps, du vent sur la neige, de la pluie sur les arbres, des vagues sur la pierre. C'est le langage du rêve, des gestes, du symbole, de la mémoire. Nous avons oublié ce langage. Nous ne nous souvenons même pas qu'il existe.
Dans le but de maintenir notre façon de vivre, nous devons, dans un sens large, nous mentir les uns aux autres, et spécialement à nous-mêmes. Il n'est pas nécessaire que les mensonges soient particulièrement crédibles. Ils font barrières à la vérité. Ces barrières sont nécessaires parce que sans elles bien des actes déplorables seraient devenus impossibles. La vérité doit être à tout prix évitée. Quand nous laissons des évidences infiltrer nos défenses pour pénétrer notre conscience, elles sont traitées comme ces grenades qui d'une main rouleraient sur une piste de danse d'une fête improbable et macabre. Nous essayons de rester en sécurité, de peur qu'elles ressortent, pour faire voler en éclat nos illusions et nous laisser exposés à ce que nous avons fait au monde et à nous-mêmes, exposés à cette coquille vide que nous sommes devenus. Et ainsi nous évitons ces vérités, ces évidences, et nous continuons la danse de la destruction du monde.
Comme beaucoup d'enfants, quand j'étais petit j'entendais le monde parler. Les étoiles chanter. Les pierres avaient des préférences. Les arbres avaient leurs mauvais jours. Les crapauds entraient dans de vives conversations, réunis autour d'une bonne prise. Comme des ondes parasites dans une radio, l'école et les autres formes de socialisation commencèrent à interférer ma perception du monde animal, et pendant des années j'ai presque cru que seulement les humains parlaient. Le fossé entre ce que j'avais vécu et ce que j'ai presque cru m'a profondément troublé. Ce n'est que plus tard que j'ai commencé à comprendre quelles étaient les implications personnelles, politiques, sociales, écologiques et économiques, entraînées par le fait de vivre dans un monde silencieux.
Ce silence est central pour que notre culture fonctionne. Le refus fervent d'entendre les voix de ceux que nous exploitons est crucial pou perpétrer cette domination. La religion, la science, la philosophie, la politique, la psychologie, la médecine, la littérature, la linguistique, et l'art ont tous été réduits et instrumentalisés pour être les outils de la rationalisation, de la mise sous silence et de la dégradation des femmes, des enfants, des autres races, des autres cultures, du monde naturel et de ces membres, de nos émotions, de nos consciences, de nos expériences et de nos histoires personnelles et culturelles.
Ma propre immersion dans cette mise sous silence – et c'est également vrai pour un grand pourcentage d'enfants aussi bien que pour beaucoup de familles – vient des mains (et des parties génitales) de mon père, qui a battu ma mère, mes frères, et ma sœur, et qui violé ma mère, ma sœur, et moi.
Je peux seulement spéculer sur le fait que comme j'étais le plus jeune, mon père a dû penser qu'au lieu de me battre, il allait me forcer à regarder et à écouter. Je me souviens de scènes – vaguement, comme s'il s'agissait de rêves ou de films – de mains qui fouettent, de mon père pourchassant mon frère Rob autour de la maison. Je me souviens de ma mère poussant mon père dans leur chambre pour prendre les coups que ces enfants auraient pris. Nous nous asseyions figés dans la cuisine, formant une audience captivée par les gémissements étouffés qui s'échappaient des murs trop fins.
C'est ce flou qui accompagne cette remémoration de ces images révélatrices qui fait question ici, parce que le pire que mon père ait fait est qu'il y a au-delà des coups et des viols le déni que rien de tout cela se soit passé. Non seulement les corps ont été brisés, mais aussi le fondement connectant mémoire et expérience, psyché et réalité. Son déni fait sens, non seulement parce que admettre sa violence aurait terni son image sociale d'avocat respectable, fortuné et religieux, mais plus simplement parce que l'homme qui battait ses enfants n'aurait pas pu en parler honnêtement tout en continuant de le faire.
Nous sommes devenus une famille d'amnésiques. Il n'y a pas de place dans la tête pour contenir suffisamment ces expériences, et comme il n'y a effectivement pas d'échappatoire, cela ne nous aurait servi à rien de nous souvenir consciemment de toutes ces atrocités. Alors nous avons appris, jour après jour, que nous ne pouvions avoir confiance en nos perceptions, et que nous ferions mieux de ne pas écouter nos émotions. Quotidiennement nous oublions, et si la mémoire revenait à la surface, nous oublions encore. Il frappait, puis montrait un bref repentir, pour demander : « pourquoi m'avez-vous fait faire ça? » Et après? Rien, à part quelques preuves inconvenantes: une porte brisée, des dessous trempés d'urine, une cloison en bois que mon frère arrachait du mur en essayant de s'enfuir. Une fois que tout était réparé, il n'y avait plus lieu de se souvenir. Alors nous oublions et la chose se répétait.
Cette volonté d'oublier est l'essence de la mise sous silence. Quand j'ai pris conscience de cela, j'ai commencé à faire attention au « comment » et au « pourquoi » de l'oubli – et à entamer un voyage dans ma mémoire.
Quoi d'autres avons-nous oublié? Pensons-nous aux ravages nucléaires, au fait que nous savons que des tonnes de plutonium sont produites alors que de micro doses sont létales pour au moins 250000 années? Est-ce que le réchauffement climatique envahit vos rêves? Dans nos moments les plus graves considérons-nous que la civilisation industrielle est à l'initiative de la plus grande extinction de masse que la planète aie connu? A quelle fréquence considérons-nous que notre culture a commis des génocides sur toutes les cultures indigènes qu'elle a rencontrées? Quand quelqu'un consomme des produits manufacturés par notre culture, se sent-il concerné par toutes les atrocités qui ont rendu possible leur fabrication?
Nous ne stoppons pas ces atrocités, parce que nous n'en parlons pas. Nous n'en parlons pas parce que nous n'y pensons pas. Nous n'y pensons pas parce que nous sommes trop horrifiés pour les appréhender. La spécialiste en traumatismes, Judith Herman, écrit que « la réponse ordinaire aux atrocités et de les bannir de la conscience. Certaines violations de la convention sociale sont trop terribles pour les prononcer à voix haute: c'est la signification du mot imprononçable. »
Alors que le renouvellement écologique du monde naturel s'effiloche autour de nous, peut-être est-il temps pour nous de commencer à prononcer l'imprononçable, et d'écouter ce que nous jugeons inaudible.
Une grenade roule sur la piste de danse. Regarde. Elle ne va pas s'envoler.

Voici ce que vous entendrez dans votre abattoir de base.
La pièce retentit aux oreilles du monde comme dans une usine. Vous entendez le claquement de la vapeur dans les tuyaux, son sifflement quand elle en sort, le bruit métallique de l'acier quand les chaînes se tendent, le roulement sur les rails, le tout ponctué toutes les trente secondes par le coup du pistolet.
Les pièces sont toujours humides et l'odeur de la graisse sent autant que celle du sang. Les murs sont souvent pâles, les sols en béton. J'ai une image d'un abattoir qui restera toujours gravée dans ma mémoire. Elle attire toujours mes yeux vers le piège, non pas à cause de ce qu'il contient, mais parce qu'il est d'un bleu électrique brillant qui contraste presque douloureusement avec le reste de la pièce.
A l'intérieur du piège, face à un mur vide, se trouve un bœuf. Jusqu'au dernier moment, il ne semble pas réaliser, quand arrive un ouvrier pour lui placer un pistolet au milieu du front. Je ne sais pas ce que peut ressentir le bœuf à ce moment, ou ce qu'il pense. La pression du contact déclenche le pistolet à cheville percutante qui lui transperce le cerveau. Le bœuf tombe, parfois assommé, parfois mort, parfois en hurlant et un autre ouvrier s'agenouille pour enchainer les pattes arrière. La tache accomplie, il fait un signe de tête et le premier ouvrier – celui du pistolet – appuie sur un bouton noir. Ensuite le couinement de l'élévateur et le bœuf se balance, suspendu à des rails, le sang coulant pour rejoindre une rivière coagulant sur le sol.
Le bœuf tangue au rythme du roulement le long des rails, son sang traçant une courbe sinusoïdale vers un autre ouvrier qui l'égorge. On a à peine le temps de le voir sortir du piège qu'un autre animal y est poussé dedans. Et encore le bruit du pistolet qui tire, l'élévateur, le métal, la vapeur, le grincement des rouages. Cela se passe encore et encore, comme un engrenage, toutes les trente secondes.

Nous vivons dans un monde où on fait semblant. Pensons-le comme un petit jeu – le seul problème est que les répercussions sont réelles. Pan! Pan! Tu es mort – seulement l'autre personne ne se relève pas. Mon père, dans le but de rationaliser son comportement, devait vivre dans un monde où on fait semblant. Il devait nous faire croire qu'il y avait un sens aux coups et aux viols, que tout se passait comme cela devrait et devait se passer. A présent il est évident pour tous que le jeu de mon père, de faire semblant, était bien loin d'être amusant – il était destructeur. Mon père réécrivait le scénario tous les jours, pour que tout soit bien comme il faut – il créait la réalité nécessaire dans le but de continuer à se comporter comme il le faisait.
En essayant de décrire le monde selon le fait que l'on fait semblant, nous avons oublié ce qui est réel et ce qui ne l'est pas. Nous prétendons que le monde est silencieux, alors qu'en réalité il est rempli de conversations. Nous prétendons que nous ne sommes pas des animaux, alors que les lois écologiques s'appliquent aussi bien à nous qu'au reste de la « création de Dieu. » Nous prétendons que nous sommes au sommet d'une vaste chaîne d'êtres, bien que l'évolution n'a pas de caractère hiérarchique.
Et voici ce que je pense: c'est une imposture. C'est un jeu géant où l'on fait semblant. Nous prétendons que les animaux ne ressentent pas la douleur, que nous n'avons aucune responsabilité d'ordre éthique envers eux. Mais comment le savons-nous? Nous prétendons que d'autres humains – les femmes qui sont violées, par exemple, (bien 25% des femmes appartenant à cette culture ont été violées et 19% de plus ont échappé à des tentatives de viols), ou les 150 millions d'enfants qui subissent l'esclavage pour fabriquer des ballons de foot, des baskets, des poupées Barbie, ou autres – sont heureux et non pas affectés par tout ça. Nous prétendons que tout va bien tout en délitant nos vies dans une quiétude désespérée.
Nous prétendons que la mort est une ennemie, alors qu'elle fait partie intégrante de la vie.
Nous prétendons que nous n'avons pas à mourir, que la médecine moderne peut soigner ce qui nous frappe, peu importe ce que c'est. Mais peut-elle soigner une âme qui se meurt?
Nous prétendons que la violence est inévitable, et de certaines manières elle l'est. Mais peut-elle être réduite par une science meilleure? Plutôt que de répondre à cette question, la plupart du temps nous prétendons, comme des moutons, que la violence n'existe pas.
La science, la politique, l'économie et la vie de tous les jours ne peuvent pas être séparées de l'éthique. Mais nous agissons comme si c'était le cas.
Le problème n'est pas difficile à comprendre: nous prétendons que tout ce que nous ne comprenons pas –tout ce qui ne peut être mesuré, quantifié, et contrôlé – n'existe pas. Nous prétendons que les animaux sont des ressources à conserver et à consommer, quand, en réalité, leur raison d'être est entièrement indépendante de nous. Il est faux de faire croire que les gens ne sont pas autre chose que des « ressources humaines » que l'on peut utiliser efficacement, quand ils ont eux aussi des existences et des préférences indépendantes. Et il est faux de faire croire que les animaux ne ressentent rien et qu'ils ne forment pas des communautés sociales au sein desquelles chaque membre nourrit, aime, soutient et pleure pour les autres, qu'ils ne manifestent pas de comportement éthique.
Nous agissons comme si ce que nous prétendons est raisonnable, mais rien de tout cela est intuitif ou instinctuel, ni défendable d'un point de vue empirique, logique ou éthique. Ces prétentions réunies, elles fondent une façon de vivre qui est en train de détruire toute forme de vie sur la planète.
Mais un monde réel nous attend encore, prêt à nous parler si nous voulions bien nous souvenir de comment l'écouter.

Quand j'étais enfant, les étoiles m'ont sauvé la vie. Je ne suis pas mort parce qu'elles m'ont parlé.
Entre l'âge de 7 et 9 ans, je me glissais souvent dehors pour m'allonger sur l'herbe et discuter avec les étoiles. Chaque nuit je leur donnais des choses à garder en souvenir pour moi – les scènes de violence dont j'étais témoin, les viols que j'endurais. Je leur donnais les émotions trop grosses et trop blessantes pour ma capacité à ressentir. En retour les étoiles me donnaient de la compréhension. Elles me disaient: « Ce n'est pas ce que tu es supposé être. Ce n'est pas de ta faute. Tu vas survivre. Nous t'aimons. Tu es quelqu'un de bien. »
Je ne peux pas surestimer l'importance de ce message. Si je n'avais jamais su qu'une alternative existait – si j'avais cru que la cruauté dont j'étais témoin et souffrais était naturelle ou inévitable – je serais mort.
Mes parents ont divorcé j'avais 11-12 ans. Ce fut un divorce amer durant lequel mon père a utilisé les juges, les avocats, les psychologues et beaucoup d'argent, avec la même fureur et la même implacabilité avec lesquelles il utilisa ses poings ses pieds, et ses parties génitales. Les étoiles ont continué de m'encourager, me parlant doucement à chaque fois que je choisissais de les écouter.
Le temps passa. Je grandis. Je suis allé en faculté, j'ai été diplômé en sciences physiques, et j'ai lu beaucoup de livres de psychologie. Je suis arrivé à une nouvelle compréhension de ma place dans le monde. Ce n'était pas les étoiles qui m'avaient sauvé, mais ma propre appréhension. Mon interprétation précédente – que les étoiles avaient pris soin de moi, en me parlant en me soutenant – n'avait pas de sens tangible. Les étoiles sont inanimées. Elles ne disent rien. Elles ne le peuvent pas et ne pouvait certainement pas prendre soin de moi. Et même si elles l'avaient fait il y avait le problème de la distance. Comment une étoile pourrait-elle, à quelques milliers d'années-lumières, répondre à mes besoins émotionnels d'une manière temporelle? Il devint clair qu'une partie dans mon âme avait trouvé précisément les mots que j'avais besoin d'entendre pour endurer ce que je vivais, et les avait projeté sur les étoiles. C'était un joli tour que m'avait joué mon inconscient, et cette histoire de projection le fruit d'un fabuleux mécanisme d'adaptation pour survivre dans un monde que je percevais comme complètement insensé, excepté son locataire suprême – l'humanité.

J'ai souvent rêvé de pouvoir être dans la même pièce que Descartes quand il lui vint en tête sa fameuse phrase, « je pense donc je suis, » je lui aurais passé mon bras par dessus son épaule, pour la lui tapoter gentiment, ou bien je lui aurais collé mon poing dans le nez, ou je lui aurais pris les mains, je l'aurais embrassé sur la bouche et dit: « René, mon ami, ne ressentez-vous donc rien? »
Je pensais que la plus célèbre affirmation de Descartes était arbitraire. Pourquoi n'avait-il pas dit, « j'aime, donc je suis, » ou « je respire, donc j'ai des poumons, » ou « je sens le poids de ma plume sur mes doigts, et me réjouis du fait d'être vivant, donc je dois être? » Plus tard j'en vins même à voir ces affirmations comme superflues; pour quiconque vivant dans le monde réel, la vie est: l'existence en elle-même est une preuve suffisamment fabuleuse de sa propre existence.
Je n'ai plus vu alors l'affirmation de Descartes comme arbitraire. Elle est représentative du narcissisme de notre culture. Ce narcissisme mène au manque de respect que nous avons pour l'expérience propre et la négation du corps.
Descartes avait essayé de trouver un point de certitude dans l'univers, quelques informations en lesquelles il pouvait avoir confiance. Il affirma: « Je suppose donc que toutes les choses que je vois sont fausses; je me persuade que rien n'a jamais été de tout ce que ma mémoire remplie de mensonges me représente; je pense n'avoir aucun sens; je crois que le corps, la figure, l'étendue, le mouvement et le lieu ne sont que des fictions de mon esprit. Qu'est-ce donc qui pourra être estimé de véritable? Peut-être rien autre chose, sinon qu'il n'y a rien au monde de certain. » Rendu étranger à toute forme de vie, Descartes pensait que tout était un rêve, et lui le rêveur.
Vous avez peut-être joué à ce jeu, aussi. Quand j'étais en seconde, parfois j'embrouillais un ami à moi en lui disant, "Jon, le monde entier n'existe pas. Tu seras heureux d'apprendre que tu en fais part. Tu n'es rien de plus que le produit de mon imagination. Parce que tu n'existes pas, tout ce que tu fais n'est que le fruit de ma volonté." Puisque Jon était un bon ami, et parce que nous étions camarades de lycée, il me répondait d'un coup de poing direct dans le bras. Je répondais alors par un sourire en disant: « je souhaitais que tu fasses ça. » Il en remettait quelques coups pour faire bonne mesure et ensuite nous allions au sport pour mettre quelques paniers.
Je pense que Descartes n'avait pas d'ami proche qui avaient comme Jon une bonne sensibilité. Alors, au lieu d'aller jouer au basket, il se retrouva à pousser son narcissisme philosophique vers une conclusion logique, mais vide. Il prit conscience que depuis qu'il pensait cela – parce qu'il mettait en doute l'existence de l'univers – alors il devait exister pour mettre en œuvre ce doute. "Je pense, donc je suis. " Pour l'instant, tout va bien. Mais alors que Descartes poursuivait son raisonnement, le monde se figea en deux groupes, le penseur, dans ce cas Descartes ( ou plus précisément l'incarnation de son processus de pensée) et ce qu'il pensait (i.e., tout le reste). Seul qui il était comptait, ce qu'il pensait non.
Si Descartes s'était arrêté là, la réponse des autres philosophes aurait été probablement similaire à celle de Jon: une réaction violente au fait d'avoir été un objet de philosophie extérieur à son existence. Mais il ne s'arrêta pas là. Lui, comme bien d'autres philosophes ont finalement agréé que la personnalité subjective devait certainement leur être accordée à eux, tout comme à ceux qui possédaient un pouvoir politique, économique ou militaire, et en même temps ils décidèrent que ceux qui ne pouvaient parler, ou qu'ils n'avaient pas choisi d'écouter, n'en avaient pas.
Ces derniers bien sûr comprenaient les femmes: «« Laissez la femme apprendre dans le silence avec toute la soumission. Mais je souffre pas une femme pour enseigner, ni pour usurper l'autorité au-dessus de l'homme, mais pour être dans le silence. » Sont inclus aussi les africains, parce qu'ils étaient « extrêmement laids et répugnants, si on a pu donner le nom d'Hommes à de tels Animaux. » et parce que « quand ils parlent ils roulent la langue dans leur bouche. » Mais en vérité c'est que ces penseurs pensaient que c'était « un grand dommage que de telles créatures puissent jouir d'un si beau pays. » Les personnes subjectives – ceux qui existaient vraiment – entreprirent immédiatement de rectifier la situation en exterminant ces « créatures » et en s'appropriant leur terre. La même logique fut employée avec les natifs américains, qui occupaient également la terre que les européens voulaient. Il était éthique de leur voler leur terre car ils étaient des « animaux qui n'étaient pas dotés de raison, et se laissaient guider par leur passion », et qui « étaient nés pour (le travail forcé). » Cela incluait les non-chrétiens, qui, vu leur choix religieux, ne pouvaient être complètement humains, et pouvaient donc être réduits en esclavage. Cela incluait les enfants non-chrétiens, qui vu le choix de leurs parents, ne pouvaient pas non plus être complètement humains, et pouvaient donc aussi être réduits en esclavage. La définition de ces exclus de l'être subjectif et rationnel incluait quiconque que ceux au pouvoir souhaitaient exploiter.
Concernant le monde non humain (i.e. les « animaux ») nous trouvons un contemporain de Descartes qui rapportait que « des scientifiques administraient des coups à des chiens avec une parfaite indifférence et se moquaient de ceux qui éprouvaient de la pitié pour ces créatures comme si elles pouvaient ressentir de la douleur. Ils disaient que les animaux étaient des horloges, que les cris qu'ils émettaient étaient seulement le bruit d'un petit ressort qui avaient été touché, mais que leur corps entier ne ressentait rien. Ils clouaient les pauvres animaux par les quatre pattes sur des tableaux pour les disséquer afin d'observer la circulation sanguine, ce qui était un grand sujet de controverse. »
A la recherche de certitude, René Descartes devint le père de la science moderne et de la philosophie. Même si sa philosophie n'était pas une telle justification de l'exploitation, sa recherche était fatalement défaillante avant même de commencer. Parce que la vie est incertaine, et parce que nous mourons, la seule voie pour Descartes d'obtenir la certitude qu'il cherchait était celle du monde de l'abstraction. En substituant l'illusion de la pensée désincarnée à l'expérience (la pensée désincarnée étant impossible, bien sûr pour quiconque avec un corps), en substituant les équations mathématiques aux relations vivantes, et, ce qui est le plus important, en substituant le contrôle ou la tentative de contrôle, à la participation totale au processus sauvage et imprévisible du vivant, Descartes devint le prototype de l'homme moderne? Il établit aussi la seule règle importante de la philosophie occidentale: si ça ne correspond pas au modèle, ça n'existe pas.
Bienvenue dans la civilisation industrielle.


Je ne sais pas ce que mon père était en train de penser ou de ressentir pendant ces jours et ces nuits de violence quand j'étais petit. Je ne sais pas ce qu'il y avait dans son cœur ou dans sa tête quand il serrait son poing pour battre ma sœur ou quand à table il hurlait sur mon frère, ou quand il se tenait à côté de mon lit et dézippait son pantalon. Durant mon enfance une question inarticulée est restée en suspend dans l'air, pour s'ancrer profondément dans mes os, indéfinie et indicible jusqu'à ce qu'elle fasse surface bien des années après: si cette violence ne le rendait pas heureux, pourquoi la perpétrait-il?
Je ne connaitrais jamais ce que mon père ressentait ou pensait pendant ces moments. Pour lui, du moins consciemment, ces moments n'existent pas. Encore aujourd'hui et malgré les preuves, il continue à dénier ses actes de violence. C'est souvent la première réponse aux preuves indéniables d'une vérité effrayante: on les dénie simplement. C'est vrai qu'il s'agisse d'une preuve sur les viols d'un père sur ses enfants, le meurtre de millions de juifs ou des dizaines de millions d'indigènes, ou la destruction du vivant sur cette planète.
J'imaginerais bien que ce déni des preuves est souvent inconscient. Mon père n'est pas la seule personne dans ma famille dont la mémoire de ces années est inexplicable. Alors qu'il s'élançait de la table, savez-vous ce que je faisais? Je continuais à manger, parce que c'est ce qu'on fait à table, et parce que je ne voulais pas me faire remarquer. Je mangeais, mais je ne sais pas ce que je ressentais, ou pensais quand je portais le sandwich à ma bouche, ou la cuillère remplie de ragoût, ou de soupe de haricots.
Je ne sais pas comment j'en étais arrivés là, mais je sais que j'avais un accord passé avec mon inconscient, un accord qui, comme j'espère qu'il sera clarifié d'ici la fin de ce livre, a été fait sous une forme ou une autre par presque toutes les personnes vivant dans notre culture. Parce que on m'avait épargné les coups, je prétendais – prétendais n'est pas le bon mot, peut-être il serait plus correct de dire que je faisais croire parce que le processus devint avec le temps quasiment transparent – que si je ne reconnaissais pas consciemment les sévices, ils ne m'atteindraient pas. Je croyais que si je restais concentré sur mon propre instant d'instant de survie – en restant immobile sur le lit, ou en forçant le passage des haricots dans ma gorge trop serrée – alors ma situation déjà intenable n'empirerait pas.
La première visite de mon père dans ma chambre n'a pas abrogé l'accord. Cela ne pouvait pas car sans cet accord je n'aurais pas pu survivre à cette violence qu'il m'infligea, juste comme je suis sûr que sans un accord similaire, qui l'aurait enlevé lui à sa propre expérience, mon père n'aurait pas pu perpétrer cette violence. Dans le but de maintenir cette illusion que si j'ignorais les sévices, il me serait épargné le pire – dans le but de maintenir l'illusion de contrôle dans une situation de douleur incontrôlable, ou simplement pour rester vivant, même s'il fallait que je me sépare de mes émotions et de mes sensations corporelles – les événements dans ma chambre n'avaient pas eu lieu. Son corps derrière le mien, son pénis entre mes jambes, ces sensations et ces images se glissaient dans et hors de mon esprit aussi facilement qu'il se glissait dans et hors de ma chambre.

Il vaut probablement mieux que vous ne croyiez pas un seul mot de ce que je viens de dire.
Ce que j'ai écrit à propos de mon père nous battant et nous violant n'est simplement pas vrai. Je n'avais pas seulement tort, je mentais. Mon enfance n'avait rien à voir avec ça, parce que si ça avait été le cas, je n'aurais pas pu survivre à ça. Personne ne peut survivre à ça. Donc la vérité non seulement est mais elle doit être aussi spécifiquement que mon père n'a jamais pourchassé Rob autour de la maison, et ma mère et ma sœur n'ont jamais jeté des casseroles et des verres d'eau sur lui pour le stopper. Tout cela n'aurait pas été plausible. Oh, il a peut-être un peu perdu le contrôle quand il a fessé l'un d'entre nous, mais il n'a jamais battu l'un de nous jusqu'à le faire tomber parterre pour le taper encore et encore. Et violer ? Hors de question. L'insomnie constante, les cauchemars incessants, l'anus douloureux et irrité, tout cela doit avoir une autre origine que mon père. La même chose était vraie pour mon rituel nocturne de chercher dans ma chambre, puis plus tard de barricader ma porte. Tous les enfants n'ont-ils pas la terreur que quelqu'un puisse les attraper pensant leur sommeil?
Je ne me souviens pas – je ne me souviens spécialement pas – d'avoir été assis à table un soir d'été, je ne me souviens pas de mon père demandant à mon frère où il était la nuit d'avant. Je ne me rappelle pas si mon frère a dit qu'il avait été dans un parc d'attraction. Mais si mon frère avait dit ça, mon père ne lui aurait jamais demandé combien l'entrée lui avait coûtée. Et plus certainement si mon frère avait dit un montant, en réponse à cette question qu'il n'avait jamais demandée, mon père ne lui aurait pas hurlé dessus, même si la réponse de mon frère avait été incorrecte, signifiant que mon frère n'avait probablement pas été dans un parc d'attraction mais à la place peut-être dans un bar. Mon frère n'aurait pas fait un geste vers la porte pour être étranglé contre le réfrigérateur. Mon père ne l'aurait jamais traité de stupide trou-du-cul-suceur-de-bite et il n'aurait pas non plus commencé à l'étouffer. Mes sœurs n'auraient pas crié et ma mère n'aurait pas attrapé fermement mon père par le dos. Mon frère ne se serait pas dégagé seulement pour tituber, tomber et être frappé dans les reins. Rien de ceci n'est arrivé. Rien de ceci n'aurait pu arriver. Je vous le jure. Mon frère n'aurait pas pu se relever, et sortir pour aller dans sa voiture, une Camaro rose, si vous pouvez croire cela. Mon frère n'aurait pas fermé les portes à clef, et même s'il l'avait fait jamais mon père en serait venu à donner des coups dans la carrosserie. Et même si par un étrange hasard cela était arrivé je peux vous dire que je suis certain de ne pas me souvenir d'être resté assis à table, à 7 ans, essayant de ne pas se faire remarquer, essayant de disparaître.
Je peux aussi vous dire avec certitude, que je n'ai jamais été, même tout-petit, réveillé et amené au salon pour voir quelqu'un se faire battre. Cela ne s'est pas passé tous les jours, toutes les semaines, ou même tous les mois. Et même si les coups avaient été données – ce dont j'ai besoin de vous rassurer en vous disant que cela n'est pas arrivé – cela n'aurait pas pu être fait de façon aussi spectaculaire. Qui pourrait endurer de telles choses? Et qui pourrait perpétrer de tels actes? Je n'ai pas de souvenirs d'être assis tremblant sur le canapé, le regard fixe, et plus que de les voir, de ressentir la présence de mes frères et sœurs près de moi, alors qu'on ne se touchait pas, immobiles, silencieux, simultanément absents et surnaturellement présents, hyperconscients de tous les mouvements de notre père. Je ne me souviens pas du tremblement des jambes de mon père alors qu'il s'apprêtait à frapper, ni d'avoir vu la furie déformer son visage. Je ne me rappelle rien de tout cela. Parce que ça n'a pas eu lieu. Mon frère n'a pas été atteint d'épilepsie, et si ça a été le cas, ça n'a pas pu être à cause des coups portés à la tête par mon père. Ma sœur ne s'est jamais réveillée en hurlant que quelqu'un était dans sa chambre, dans son lit. Elle n'a jamais eu peur que quelqu'un surgisse de derrière la porte pour la frapper. L'odeur alcoolisée d'un souffle amoureux ne me terrifie pas, parce que mon père ne buvait pas. Et si jamais c'était le cas, il ne se serait jamais saoulé. Et même s'il avait été saoul, il ne serait jamais entré dans ma chambre.
Et le pire c'est que même s'il l'avait fait, je ne me serais souvenu de rien du tout.
Ne croyez pas un mot de ce que j'ai écrit dans ce livre, au sujet de mon père, au sujet de la culture, au sujet de tout. Il vaut mieux comme ça.

Une étude sur les survivants de l'Holocauste par les psychologues Allport, Bruner et Jandorf a révélé une tendance à la résistance active aux idées déplaisantes et un refus catégorique d'affronter la gravité de la situation. Encore en 1936, beaucoup de juifs qui avaient assez d'argent pour quitter l'Allemagne continuaient d'y revenir lors de voyages d'affaires. D'autres restaient simplement chez eux, et s'échapper à la campagne les weekends pour ne pas penser à ce qu'ils avaient vécu. Un survivant s'est souvenu que son orchestre n'avait pas manqué une note du morceau de Mozart alors qu'ils faisaient semblant d'ignorer la fumée qui provenait d'une synagogue en train de brûler à côté.
Et que faisons-nous des bons citoyens allemands qui y étaient? Par quels moyens ont-ils supprimé leurs propres vécu et conscience pour participer ou (similairement) ne pas résister? Comment se sont-ils diverti pour ne pas voir cette grenade roulant sur le sol?
Pensez un peu aux chiffres que j'ai donnés auparavant: 25% des femmes appartenant à cette culture ont vécu un viol durant leur vie. Une sur quatre. Ensuite, pensez un peu aux nombres d'enfants battus, ou aux 150 millions d'enfants – 150 millions – réduits en esclavage, portant des briques, enchaînés à des métiers à tisser, enchaînés à des lits. Si vous ne faites pas partie de ces femmes violés, de ces enfants battus, de ces enfants esclaves, ces chiffres ne signifient probablement pas grand chose pour vous. C'est compréhensible. Considérez votre propre vie, et les façons dont vous déniez votre propre expérience, les façons dont vous devez réduire au silence votre propre empathie pour continuer votre journée.
Nous vivons nos vies, reconnaissants que les choses ne soient pas pires qu'elles ne le sont. Mais il doit y avoir un seuil au-dessus duquel nous ne pouvons plus ignorer la capacité de destruction de notre façon de vivre. Quel est ce seuil? Une femme sur deux violée? Toutes les femmes violées? 500 millions d'enfants réduits en esclavage? 750 millions? Un milliard? Tous? La disparition des groupes de pigeons voyageurs qui volaient si nombreux à une époque qu'ils pouvaient assombrir un ciel pendant des jours? La grande remontée des saumons, en flots si épais que l'on ne pouvait plonger sa rame sans « taper dans une échine argentée? » La disparition de tous les vers de terre, de tous les lombrics?
Cet accord par lequel nous nous adaptons à cette violence que nous recevons, que nous voyons ou que nous commettons, en refusant d'en percevoir les effets sur nous et sur les autres est omniprésent. Et c'est un sale truc. Comme R.D. Laing l'a écrit à propos de notre culture, « Les conditions d'aliénation, d'être endormi, d'être inconscient, d'être hors de son esprit, est la condition de l'homme normal. La société accorde beaucoup de valeur à son homme normal. Elle éduque ses enfants à perdre leur propre essence et à devenir absurde, et ainsi à devenir normal. Les hommes normaux ont tué pet-être 100 000 000 de leur compagnons normaux durant les 50 dernières années. »
la question reste encore ne suspend: si notre comportement ne nous rend pas heureux, pourquoi agissons-nous ainsi?

Le zoologiste et philosophe Neil Evernden raconte l'histoire familière de la façon dont nous réduisons le monde au silence. Durant le 19ème siècle, beaucoup des scientifiques pratiquant la vivisection avaient pour habitude de couper les cordes vocales d'un animal avant de l'opérer. Cela signifie que pendant l'expérimentation les animaux ne pouvaient pas crier (défini dans la littérature comme la faculté d'émettre une « vocalisation très aigüe »). En coupant les cordes les expérimentateurs simultanément déniaient la réalité – en prétendant qu'un animal silencieux ne ressentait pas la douleur – et ils affirmaient cela en reconnaissant implicitement que les cris des animaux leur auraient appris ce qu'ils savaient déjà, que la créature était un être doué de sensations, de sentiments (et durant la vivisection, torturé).
Comme Evernden le commente, « Le rite de passage dans la manière scientifique » ou, j'aurais ajouté, moderne, est « d'être au centre de l'habilité à appliquer le couteau sur les cordes vocales, non pas juste du chien sur la table, mais de la vie elle-même. Intérieurement, il (l'être humain moderne) peut être capable de sectionner les cordes de sa propre conscience. Extérieurement, les effets doit être la destruction du larynx de la biosphère, une action essentielle à la transformation du monde en un objet matériel. » Cela n'en pas moins vrai pour les relations que nous entretenons avec nos semblables.
Si nous devons survivre, il nous faut apprendre une nouvelle façon de vivre, une réapprendre une plus ancienne. Il a existé, et existe encore pour le moment, beaucoup de cultures dont les membres refusent de couper les cordes vocales de notre planète, et refusent d'entrer dans cet accord mortifère que nous acceptons quotidiennement comme faisant partie de la vie. Il est peut-être significatif, qu'avant de rentrer en contact avec la civilisation occidentale, ces cultures ne violaient pas, ni n'abusaient des enfants (les Okanagans, de ce qui est actuellement British Columbia, pour ne donner qu'un exemple, n'avaient pas de mot ni de concept dans leur langage correspondant à l'abus sexuel sur un enfant. Ils avaient un mot correspondant à une forme de violation sur une femme: que l'on peut traduire littéralement par « quelqu'un m'a regardée d'une façon que je n'aime pas »). Cela peut-être signifie aussi bien que ces cultures n'ont pas mené les pigeons voyageurs à l'extinction, ni le saumon, le bison des bois, le vison des mers, la poule des Landes du Labrador, le courlis Eskimo, la rainette de Taipei. Cela le serait nous pourrions dire la même chose. Cela signifie peut-être que les membres de ces cultures écoutent attentivement (comme si leur vie en dépendait, ce qui est le cas) ce que les plantes, les animaux, les pierres, les rivières et les étoiles ont à dire, et que ces cultures ont été capables de faire ce dont nous pouvons seulement rêver, qui est de vivre dans un équilibre dynamique avec le reste du monde.
La tache qui nous attend est énorme, croiser les besoins humains sans mettre en péril la vie de la planète.



A Language Older than Words, Se Taire, pp.2-16.
Derrick Jensen (traduit en français par Les Lucindas)

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