S'il vous plait...


























  Ma conversation avec les coyotes a commencé, d'aussi loin que je puisse m'en rappeler, un jour glacial de 1994. Plusieurs fois les mois précédents, les coyotes étaient sortis des petites forêts rocailleuses situées à l'est de ma maison et avaient attrapé des poulets pour les emporter et les manger. De temps à autres je voyais un coyote sortir en courant, ou entendais mes poulets crier et me retournais alors pour voir une ombre grise fugitive disparaître simplement tandis que mes chiens essayaient de la poursuivre. Quelques fois les chiens attrapaient un coyote, et je voyais un tourbillon de fourrure et de poussière, suivis du retour de mes chiens qui s'asseyaient tranquillement dans la grange, assagis. Deux fois j'ai vu un coyote faire mine de se ruer sur les poulets, mais lorsque les chiens lui couraient après un autre coyote trottait dans une autre direction pour attraper un oiseau avant que moi, les chiens ou le poulailler, tous distraits par le premier, puissent réagir. Mais la plupart du temps je constatais juste la disparition d'un canard ou d'un poulet ou d'une oie lors de leur retour, quand ils partaient picorer dans les hautes herbes ou les enchevêtrements de chemins sous les bosquets de roses sauvages à l'ouest de ma maison. Alors je marchais dans la forêt située à l'est et je découvrais – quelque part – un tas de plumes – blanches, noires, rayées, parfois rouges ou même d'un vert irisé – là où les coyotes s'étaient arrêtés pour manger.
  Le jour où la conversation a débuté j'étais agenouillé face au poêle à bois, en train de faire du feu, quand d'un coup j'ai senti que si je regardais par la fenêtre j'en verrais un. Peut-être ce sentiment m'est simplement venu parce que les quatre derniers jours à chaque fois un poulet avait disparu, jamais les coyotes n'avaient été aussi présents. Je suis allé à la fenêtre pour regarder dehors: un coyote était en train de guetter un des volatiles. Le temps que j'arrive à la porte d'entrée il avait disparu.
  Les deux jours d'après j'étais dehors quand j'ai vu un coyote arriver. Aucune intuition ces fois-là, juste le hasard. Les coyotes sont revenus ainsi pendant sept jours. Le huitième jour j’étais sur le canapé en train de regarder dehors et – hasard là encore – j'ai vu un coyote approcher. J'étais frustré car je savais que je serais pas là tous les jours pour protéger les bêtes, et sans vraiment savoir quoi faire j'ai ouvert la fenêtre et j'ai dit « S'il vous plait, ne mangez pas les poulets. Si vous cessez, je vous donnerai les têtes, les pattes et les abats à chaque fois que j'en tuerai un. Et s'il vous plait, souvenez-vous de ce que je fais pour le monde sauvage. » Le coyote a fait demi tour et s'est éloigné, ralentissant de temps à autre pour regarder par dessus son échine svelte.
  A part une nuit, pour chanter, les coyotes ne sont pas revenus durant des mois, et quand enfin ils sont revenus, c'était, il semblait, seulement pour me rappeler la promesse que j'avais faite. Je n'avais pas encore tué de volaille, et j'ai vu un jour un coyote assis sur un talus à une centaine de mètres au nord. Il était assis et regardait vers moi, il n'a pas bougé quand j'ai ouvert la fenêtre et me suis penché dehors. Finalement j'ai dit – vraiment très doucement – « D'accord, je vous amènerai de la nourriture. » Aussitôt après mes paroles le coyote s'est levé et a commencé à s'éloigner. Un autre coyote est apparu, et ils se sont frotter le museau. Le premier a continué son chemin, et le second a pris sa place, regardant encore vers moi. J'ai répété ma promesse, et le deuxième coyote s'en est allé.

   C'est n'est pas en faire trop que de dire que le but premier de la philosophie de Descartes, et de la majeure partie de la science moderne, est de fournir un cadre rationnel sur lequel baser un système d'exploitation. Descartes lui-même l'a clairement affirmé quand il a fait l'observation suivante: « J'ai perçu qu'il était possible d'arriver à un savoir extrêmement utile dans la vie … et qui nous rendrait ainsi les seigneurs et détenteurs de la nature. »
  Si Descartes avait été le seul lunatique souhaitant devenir un « seigneur et détenteur de la nature », personne n'aurait entendu parler de lui. Mais il a la compagnie d'une culture entière. Son succès et son influence sont clairement la preuve que ce qu'il a articulé continue d'être un très puissant désir culturel.
  Un autre géniteur de cette méthode scientifique est Francis Bacon, qui a formalisé le processus d'investigation par lequel un scientifique développe une hypothèse, puis réunit des données dans le but de l'appuyer ou de l'invalider. L'intention de Bacon était claire: « mon seul souhait sur terre est … d'étirer les limites déplorablement étroites de la domination de l'homme vers l'univers de leurs frontières promises. » Le langage de la domination sature tous ses écrits. Il parle de « mettre (la nature) sur une grille et d'en extraire les secrets » et d' « envahir ses forteresse et ses châteaux. » A aucun moment Bacon n'a caché ses intentions: « Je suis venu en vérité pour vous guider vers la Nature et tous ses enfants, pour la mettre à votre service et en faire votre esclave... Les inventions mécaniques des dernières années n'exercent pas simplement une douce directivité sur le cours de la Nature, elles ont le pouvoir de la conquérir, de l’assujettir, de faire trembler ses fondations. »
  Il serait aussi vain qu'aisé de blâmer Descartes, Bacon et d'autres scientifiques et philosophes passés pour cette désolante tradition de l'exploitation que nous été transmises par nos aînés. Ces gens articulent clairement, brillamment, des pulsions entretissées dans notre culture comme des petits ruisseaux dans le sable. La pulsion dénégatrice du corps, la pulsion de domination du corps des autres, la pulsion de se taire et la pulsion de faire taire les autres. La pulsion d'exploit. La pulsion du déni de la mort et de causer la mort des autres – ou plus exactement, comme nous devrions le voir, de les annihiler. Ces pulsions sont claires dans la philosophie d'Aristote, et elles sont très nette – dans le rouge-sang – dans la Bible. On les retrouve plus loin encore dans le Gilgamesh ou d'autres mythes primaires de notre culture, et ils restent proches de ceux que l'on retrouve dans nos quotidiens et qui marchent dans les sentiers tracés par Descartes et Bacon, en tentant de fournir une justification rationnelle à l'injustifiable.
  Les exemples sont partout. Hier, j'ai eu un écho moderne de la mégalomanie de Descartes avec les propos de l'éminent théoricien physicien Gerard J. Milburn: « L'objectif de la science moderne est d'atteindre une compréhension du monde, non pour une question d'harmonie, mais dans le but d'ordonner les choses selon nos objectifs. »
  Le jour d'avant, j’ai vu un compte-rendu de scientifiques à l'Université de Tokyo, lesquels avaient créé ce qu'ils avaient nommé Robo-roach,ndlt un insecte auquel/à qui  on avait « inséré un implant dorsal micro robotique permettant aux chercheurs de contrôler ses mouvements. » Les scientifiques ont retiré au cafard ses ailes et ses antennes pour y placer des électrodes. Et comme s'ils jouaient aux jeux vidéos, les scientifiques pouvaient appuyer sur un bouton pour obliger l'insecte à tourner à droite. Un autre l'obligeait à tourner à gauche. Il y avait des boutons pour avancer ou reculer aussi. Une fois tous les « bugs » rectifiés, cette mi-créature/mi-robot serait agrémentée de caméras et utilisée comme micro espion. Il n'est pas surprenant d'apprendre que les scientifiques apprécient leurs cafards artificiels bien plus plus que les réels: « Les cafards ne sont pas vraiment des insectes sympathiques, ils ont une drôle d'odeur et une drôle de façon de bouger leurs antennes. Mais ils sont bien plus sympathiques après leurs avoir implanté un petit circuit dans le dos et leur avoir retiré leurs ailes. »

  Je n'étais pas convaincu de ma folie quand les coyotes ne se sont pas présentés le jour d'après ma demande. Au début je ne l'ai même pas remarqué; les coyotes habituellement apparaissaient seulement de temps à autre. Quand une semaine a passé, puis deux, j'ai commencé à me demander si c'était une coïncidence, et après un mois j'ai commencé à penser que leur absence ne pouvait être une coïncidence.
  A peu près au même moment, mes chiens ont commencé à manger les œufs. Depuis que je lâchais les volailles sans enclos, elles pondaient où elles voulaient, du coup je trouvais les œufs dans un vieux tonneau, sur une pile de ruches vides, une bâche chiffonnée sur une étagère entre une glacière et un équipement de baseball, et surtout dans un coin à l'extérieur de la cour sous et derrière d'épaisses broussailles. Parfois, très occasionnellement – si ce n'est par accident – une poule venait pondre ses œufs dans une des boîtes que j'avais disposées à cet effet.
  Quelques fois les chiens trouvaient les œufs avant moi, et je ne trouvais qu'un trou vide là où je pensais y trouver un œuf, ou rarement, s'il avait plu ou neigé, je voyais de larges traces de pattes menant aux épais bosquets. Je suspectais les larges empreintes des chiens d'aller prendre les œufs pondus sur les étagères à mi hauteur – les livres ou équipements divers que j'y avais installés devant la bâche étaient souvent étrangement en désordre – mais j'ai jamais pu éclaircir les faits.
  Il y avait quand même les traces de pattes, ce qui semblait suffisant pour me convaincre. Au début j'ai joué la carte de l'autorité: à chaque fois que je ramassais un œuf et que les chiens étaient là, je le tenais entre le pouce et l'index et le leur montrais en disant d'une voix grave de stentor: « Pas les œufs, non! » Cela a vite appris aux chiens à rouler de l'échine et remuer la queue à chaque fois que je ramassais un œuf. Mais dès que je rentrais ils continuaient à faire comme bon leur semblait.
Finalement il m'est venu en tête que ce qui avait marché pour les coyotes pouvait aussi bien marcher pour les chiens. Je me suis donc assis et quand ils sont venus sauter autour de moi je lueur ai dit:
« Bon les gars je vous ai prévenu plein de fois. Quand je mets de la nourriture dans la benne pour les poulets, vous vous servez en premier. Je pense que c'est assez équitable. S'il vous plaît ne mangez pas les œufs. »
Le jour suivant les chiens ont cesser de manger les œufs.
C'est à ce moment-là que j'ai commencé à penser que j'étais fou.

  J'ai lu des comptes-rendus de scientifiques qui administraient des décharges électriques à des chats toutes les 5 minutes, chaque décharge causant des convulsions à l'animal. Les chats survivants étaient retirés, puis ramenés le jour d'après pour subir d’autres décharges électriques, jusqu'à en subir 95 dans une période de trois semaines, ou jusqu'à leur mort. J'ai vu des comptes-rendus de scientifiques qui attachaient des électrodes à des chatons à peine âgés de 7 jours pour les électrocuter 700 fois par jour durant 35 jours, toujours dans la période d'allaitement. Les scientifiques ont noté que « le comportement de la mère méritait l'attention. Quand elle découvrait finalement que les chatons cobayes étaient électrocutés durant l'allaitement ou au moment où ils étaient près de son corps, elle faisait tout ce qu'elle pouvait pour griffer les expérimentateurs afin de les empêcher de faire ça, puis essayait de s'attaquer aux électrodes, puis finalement tentait de s'enfuir le plus loin possible de ses chatons lorsqu'on leur posait les électrodes aux pattes. Son attitude envers les chatons lorsque les électrodes étaient retirées, était profondément tendre et maternelle. Elle courait vers les chatons, essayait de les allaiter ou de les réconforter du mieux qu'elle pouvait. » Après les 35 jours, on laissait les chatons se reposer, et on reprenait les mêmes expérimentations sur ces mêmes chatons.
  J'ai lu des comptes-rendus des scientifiques qui ont irradié des chiens; les survivants subissaient un régime qui augmentait anormalement leur taux de graisse et de cholestérol, et un traitement qui supprimait l'action de la thyroïde. Les survivants recevaient alors des injections de pitressine, ce qui augmentait leur pression artérielle. Les survivants recevaient des décharges électriques. Ceux qui arrivaient jusque-là étaient immobilisés, la tête tenue fermement en raison des électrodes, les corps ligotés par des lanières en cuir afin d'être encore électrocutés. Un a pu s'étrangler lui-même dans le harnais. Les autres n'ont pas eu cette chance. Après avoir montré « une détresse respiratoire temporaire, sans doute due à force d'avoir lutté contre l'immobilisation », la créature était mise sous respiration artificielle pour continuer à pouvoir être électrocutée. Les chiens ont été électrocutés durant des semaines jusqu'à la fin. Un a survécu durant 77 semaines, ce qui a encouragé les scientifiques, qui l'ont électrocuté 90 fois par minute. Le chien est mort une heure et 15 minutes après.
  Que dire de ça? Des scientifiques ont élevé des chiens en isolement total durant leurs 8 premiers mois, et ont rapporté que les chiens avaient peur de tout. Plus encore. Les scientifiques ont affirmé que les chiens se mettaient à trembler dès qu'on plaçait les électrodes, ils tremblaient mais ne tentaient pas de s'échapper. Les scientifiques ont mis des flammes sous leur truffe et « les piquaient avec des aiguilles à dissection. » Les chiens continuaient de trembler. Les scientifiques les poursuivaient avec des voitures télécommandées électrifiées qui délivraient des décharges de 1500 volts. Les scientifiques ont rapporté que les chiens élevés en isolation totale ne semblaient pas comprendre d'où venait leur douleur.

  Que peut faire une personne de ce genre d'information? Comment affrontez-vous le fait de savoir que, pour acquérir des données – et in fine dans le but de faire de nous-mêmes les « seigneurs et détenteurs de la nature » – des membres de notre culture vont électrocuter des chatons et vont torturer des chiens sans merci? Il semble impossible de formuler une réponse adéquate.




A Language Older than Words, Des Coyotes, des Chats et des Conversations, pp.17-23.
Derrick Jensen  (traduit en français par Les Lucindas)




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Ndlt:  roach signifie cafard, blatte, gardon.







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