Vivre ou Ne Pas Vivre

Le danger de la posture tragique.


















Article par Derrick Jensen dans Orion Magazine - mai-juin 2011
Traduit en français par Les Lucindas.







Avez-vous déjà remarqué le nombre d'excuses que nous trouvons tous pour ne pas agir et ne pas défendre la planète? C'est sûr, nous avons tous des courses à faire et des e-mails auxquels il faut répondre et nous avons tous besoin de temps et les problèmes sont si vastes et (INSERER VOTRE EXCUSE ICI). Mais ces derniers temps je me retrouve confronté à une excuse particulièrement frustrante que donnent les gens pour ne pas agir : ils disent que c'est trop tard, que nous avons déjà dépassé les limites en ce qui concerne le réchauffement global, que nous avons trop trainé à tenter de réduire les émissions de carbone pour que les températures ne montent pas. Nous sommes déjà condamnés, alors à quoi bon se battre ?
Cette posture tragique me met dans tous mes états. Mais ce qui me rend furieux encore plus c'est que cette façon de raisonner soit devenue si habituelle. Je la rencontre tout le temps. D'ailleurs exactement au moment où j'ai fini de taper le premier paragraphe ci-dessus – je ne l'invente pas – j'ai reçu un e-mail qui disait : « Les solutions sont inadéquates, futiles et arrivent trop tard. Je souhaite que les gens l'admettent plutôt que de s'enfoncer dans de derniers efforts houleux ... De la même manière qu'on a parlé de pic pétrolier, ou civilisationnel, il en est de même pour la vie. Trois milliards d'années de cyanobactéries, 500 millions d'années durant lesquelles des formes de vie extrêmement complexes ont été élaborées avec comme cerise sur le gâteau cette forme de vie si intelligente que sont les humains. Les humains ont démontré que la vie intelligente n'est pas soutenable, qu'elle déclenche probablement un retournement de ce développement de la vie pour ramener la planète à son passé microbien. » Et le temps de copier-coller ce passage ici, je reçois un autre e-mail de ce genre.
Le concept plaçant la vie humaine comme étant le pic même de toute forme de vie (et le reste n'est qu'arrière-plan) amène à ce bon droit qui a mené à ces atrocités envers ceux qui (ou ce qui) sont considérés comme inférieurs à cette forme de vie au sommet de tout. Et de toute façon, quelle forme de vie au sommet de tout pourrait dégrader en connaissance de cause ce sur quoi elle vit et s'en retourner alors qu'il est vraiment grand temps d'agir pour enrayer les effets de cette destruction ?
Je ne suis pas convaincu que les humains soient particulièrement plus intelligents que les perroquets, les poulpes, les saumons, les arbres, les rivières, les pierres etc, mais même si vous y croyez vraiment, cela ne remet pas en cause le fait que les indiens Tolowa ont vécu là où je vis actuellement pendant plus de 12500 ans sans détruire le lieu. Je n'aimerais pas du tout avoir à argumenter que les Tolowa n'ont pas détruit leur terre parce qu'ils n'étaient pas assez intelligents pour le faire.
Mais il y a autre chose que je voudrais soulever ici, qui a à voir avec cette posture tragique. Dans son livre The Comedy of Survival (la Comédie de la Survie), Joseph Meeker fait remarquer que les cultures humaines de tous les âges ont créé des comédies, mais que seule la civilisation a créé le genre de la tragédie. En fait, vous pouvez facilement dire que la tragédie est dans cette faille tragique de la culture. Une faille tragique, rappelez-vous, comme celle du caractère des protagonistes, qui les mènent à leur propre ruine. La faille pourrait être l'indécision, l'orgueil, la jalousie, etc. Le fait est que le caractère est incapable ou ne veut pas considérer et combler cette faille, et, de mon point de vue du moins, ce n'est pas la faille en elle-même qui mène à la chute. Les tragédies présupposent l'inévitable, ce qui présuppose l'incapacité à choisir. Comme une définition le dit, « Le comportement tragique part du principe que le changement n'est pas possible et il défendra ce principe jusqu'à la mort. »
J'ai toujours trouvé les tragédies classiques comme Hamlet ou Othello plus frustrantes que cathartiques. Je veux dire que si votre comportement vous mène, vous et votre entourage, à la ruine, pourquoi ne pas juste changer de comportement ? Pourquoi tenir fermement à cette faille de caractère qui est en train de vous tuer vous et ceux que vous aimez ? Le « héros » tragique prend conscience de cette faille fatale seulement quand il est trop tard. Il m'intéresse bien plus de stopper la tragédie avant qu'il ne soit trop tard plutôt que de ressentir de la tristesse ou de l'empathie pour ceux qui ne peuvent ou ne veulent changer leur comportement destructeur. Le pire dans la narration de cette culture humaine du héros tragique, c'est que cette faille n'a rien de plus ignoble que l'envie, la luxure, la jalousie ou l'indécision. La faille que cette culture s'attribue à elle-même est son intelligence. Et bien sûr nous sommes incapables de changer, il n'y a rien à faire. Le rideau tombe sur un torrent de larmes.
Ça ne m'intéresse pas.
D'abord, le prémisse que l'intelligence est derrière le meurtre de la planète est à la fois erroné et absurde. Ensuite, le meurtre de la planète est le résultat de comportements – qui peuvent être changés – et d'infrastructures – qui peuvent être détruites. Il n'y a rien d'inévitable là-dedans. De même je ne crois pas que le réchauffement global ait atteint un point de non retour. Il y a plein d'options à tenter avant, comme la désindustrialisation.. Des gens comme James Lovelock ( qui a prédit que d'ici la fin du XIXème siècle, « des milliards d'entre nous mourront et que quelques couples survivront dans l'Arctique, où le climat restera tolérable ») reconnaissent déjà que cette culture , si on la laisse faire, tuera la planète. Bien, si on sait que cette culture tuera la planète, alors il a l'air d'être temps de redresser la tête et de faire le nécessaire – et non pas de rester la tête plongée dans le sable. Le meilleur moyen de garantir qu'il est trop tard, c'est de dire qu'il est trop tard et de ne pas agir pour aider le monde à survivre tel que nous le connaissons, un monde avec des requins lutins et des poissons-crayons, où les chauve-souris volètent la nuit et où le jour se lève avec les papillons et les abeilles.
Mon ami la grande activiste Dakota Waziyatawin 1  a dit une fois, « Que les attitudes défaitistes me donnent envie de hurler. Les batailles que nous menons sont écrasantes, mais nous savons que les choses ne vont pas s'améliorer si nous ne faisons rien. Notre seul espoir est qu'il y ait assez de gens qui interviennent et agissent, des gens qui veulent bien prendre des risques maintenant pour que nous ne perdions pas tout plus tard. La seule autonomie que je ressens c'est quand j'agis, que ce soit en écrivant, en travaillant à faire tomber des structures existantes, ou en m'asseyant dans une prairie en décembre avec un Dakota qui tente de sauver sa terre. » Elle continue en disant : « Si nos actions n'auront pas d'effets, pourquoi alors tout le monde voudrait-il quand même continuer à vivre plus longtemps ? Cette sorte de désespoir, dans le sens défaitiste, embrasse une victimisation et une impuissance totale. Ici les saumons ont bien plus à enseigner : ou ils remontent la rivière pour se reproduire, ou ils meurent en essayant. »
Si nos actions ont un millième de % de chance de rendre une vie meilleure à la planète et à nous-mêmes, alors il est de notre devoir moral d'agir, d'agir, et encore agir.
Je suis optimiste ? Pas le moins du monde. Est-ce que je vais tout laisser tomber ? Pas dans votre putain de vie.



Derrick Jensen dans Orion Magazine - mai-juin 2011
Source: http://www.orionmagazine.org/index.php/articles/article/6266

Traduit en français par Les Lucindas.




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1  http://waziyatawin.net/commentary/





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