Tir de barrage





















J'ai parlé avec quelqu'un qui s'y connait en explosifs. C'est un ami d'ami recommandé par la personne qui nous a présentés. Sil était vraiment question de passer à l'action, j'aurais bien sûr demandé plus de preuves avant de lui faire confiance. Mais tout ce que nous allions faire était de discuter – comme n'importe qui d'entre nous me semble-t-il – et c'était bien assez. On s'est donné rendez vous à un match de baseball.
(…)
Je l'ai remercié pour l'aide qu'il m'offrait à comprendre les explosifs, et lui ai demandé d'où il tirait ses connaissances.
Il dit : « Oh, ça me fait plaisir de vous aider de quelle que manière que possible. J'y ai pensé beaucoup et il y a deux raisons importantes pour lesquelles je veux faire ça. Première raison, on doit faire tomber la civilisation. Si on doit sauver quelque chose, on a besoin de donner tout ce qu'on peut pour cette lutte. Je ressens tellement de rage et de désespoir, même davantage à cause des choses que je pourrais faire avec mes compétences. Mais je suis aussi piégé, parce qu'agir mettrait ma famille en danger. J'aurais à les quitter, et je ne suis pas sûr qu'ils soient capables de gérer. Donc jour après jour je m'assois et la rage du désespoir brûle et brûle et je sens que ça chauffe dans ma tête. Mais je cherche à me conforter dans la certitude que bientôt, et le plus tôt sera le mieux, le temps viendra pour donner le coup qui fera chavirer tout ça et nous libèrera pour que nous puissions vivre encore comme nous l'attendons tous.
On va gagner, dis-je. »
Il acquiesça et continua : « La seconde raison pour laquelle je veux aider – et je sais que ça pourra paraître étrange – est que la façon dont j'ai appris tout ça m'a amené à faire des choses qui me consument encore l'esprit, donc je peux maintenant donner un bon emploi à mes compétences, peut-être je me sentirais moins mal avec ça.
- Je ne vois pas de quoi vous voulez parler.
- En 1981 j'ai joint l'Armée Nationale dans une unité d'artillerie qui était habilitée à faire des tirs d'armes nucléaires. Et bien que je n'avais rien à voir avec tout ça,  je devais avoir un habilitation sécuritaire pour être dans cette unité. Après mon diplôme en 1982, sans argent ni toit, je suis entré dans la Marine car ils étaient les seuls à pouvoir m'enrôler immédiatement. J'étais dans l'infanterie. Comme j'avais déjà une habilitation sécuritaire, ils m'ont collé dans une unité expérimentale. Nous avons passé les dix premiers mois à nous entraîner, et après tout ça nous devions être formés à 80% pour les forces spéciales. Mon premier entrainement sur les explosifs a été fait en trois semaines par l'Armée, à FB...
- Trois semaines, cela ne me semble pas très long.
- Oh, c'est suffisamment long. Pour vous donner un ordre de grandeur, c'est plus long que leurs cours sur le ciel et la plongée sous-marine.
- Que vous ont-ils appris d'autre ?
- Avec les airs, les fonds marins, il y avait la survie et la guerre dans la montagne, le désert, la banquise, la jungle et les milieux tempérés ; les descentes en rappel ; l'escalade ; les embuscades; les objets piégés ; les armes lourdes ; les tactiques de guérillas ; les collectes de renseignements ; les opérations de contre-espionnage ; les périmètres de sécurité interne et externe ( comment installer et défaire les systèmes animal, électronique, et mécanique de sécurité) ; les patrouilles couvrant de larges espaces ; la reconnaissance ; l'évasion et la fuite (dont comment démarrer une voiture sans les clefs, entrer quelque part par effraction etc) ; improviser la mise au point d'armes et de systèmes d'explosifs ; les premiers secours sur un champ de bataille ; et finalement les trucs sur les tactiques d'infanterie de base. Je dois dire qu'alors j'ai réellement des sentiments conflictuels à l'encontre des entrainements que j'ai reçu et que je suis profondément perturbé, voir même hanté par les choses que j'ai faites, je suis également heureux qu'on m'ait appris tout ça parce que ça va servir finalement à stopper cette folie dans laquelle nous vivons.
- Qu'avez-vous fait ?
- On a d'abord été envoyés en Afrique pour presque un an : l'Angola, le Congo, et ailleurs. Notre boulot était d'enseigner des tactiques de contre insurrection. On a ensuite été envoyé en Asie – Thaïlande et Cambodge – pour un an, on nous avons fait les mêmes choses. Partout où nous sommes allés était en guerre, et bien que techniquement nous n'étions que des conseillers, nous avions l'occasion d'appliquer ce que nous avions appris. Après j'ai arrêté et j'ai lu plusieurs livres sur des aspects plus techniques que nous n'avions pas abordé à l'Armée. »
Nous avons des compétences, je pensais, et peu importe où nous les avons apprises, nous avons besoin de les utiliser pour sauver la planète. Cet homme, clairement, avait des compétences capitales.
(…)
L'homme dit : « Entrons dans les détails. Les buildings ont des points dans leur structure qui subissent plus le stress de l'apesanteur et autres forces. Ce fait assez basique est tellement connu et compris par les gens qui élaborent les structures, qu'ils en tiennent compte et consolident les zones de stress. Les barrages en ont deux points à ce que je connais. Le premier est le point du croissant le plus éloigné, et l'autre se situe entre les portes d'écluse. Ces lieux ont été renforcés avec de l'acier ou une double épaisseur. Les constructeurs ne renforcent que ce qui est nécessaire et ces zones sont rattachées aux autres zones. C'est précisément cette zone de jonction que vous devez attaquer, à moins que vous ayez une quantité énorme d'explosifs, en quel cas vous visez direct les zones renforcées. Ce que vous devez vraiment savoir c'est quels matériaux ont servi pour la construction, et si les constructeurs en ont utilisé plusieurs types, vous devez supposé qu'ils aient choisi les matériaux les plus solides. Ça c'est la base : les experts en démolition, qu'ils soient de l'armée ou non utilisent tous cette analyse. »
Je n'arrivais pas à croire que nous parlions de ça dans un match de baseball. Les Expos étaient en train de battre les Marlins, par ailleurs.
Il dit : « pour résumer, si quelqu'un devait faire sauter un barrage, il lui faudrait : 1) des plans, où quelqu'un qui s'y connaisse suffisamment pour trouver les zones de stress, j'ai fait ça tant de fois que je peux probablement les situer à l’œil nu : le truc est de vous entrainer à regarder, et de regarder la chose comme un tout ; 2) la connaissance des matériaux utilisés ; 3) la connaissance spécifique du terrain sur lequel se trouve le barrage, les zones sismiques ou de passage d'ouragans vont entrainer des renforcements. Tout cela vous dirait : 4) la quantité et le type d'explosifs dont vous avez besoin pour accomplir votre but. L'étape suivante : 5) un plan, comment parvenir aux lieux, qui y va, et quand et par où et quel sorte de détonateur employer. Ne négligez pas ce point : si le barrage génère de l'électricité il peut interférer avec un programmateur électrique ou un retardateur.
– Avez-vous peur de parler de ça, ai-je demandé. » Ce n'est pas que cela m'effrayait. Pas du tout. Pas le moindre. Je jure. Et non, ma voix n'a pas tremblé. Bon, d'accord, peut-être un tout petit peu. Bon okay, voilà, j'étais sacrément effrayé. Mais aussi excité.
Il dit : « Cette information n'est pas illégale. Comme je l'ai dit, c'est l'unité Démolition 101, enseignées à des dizaines de milliers de personnes dans l'Armée au frais du contribuable. Si c'est illégal pour moi d'en parler, alors pourquoi ça ne l'est pas pour eux de me l'apprendre ?
– Parce que nous en parlons dans la perspective de l'utiliser pour les gens et la planète, par pour enrichir les riches. Parce que nous en parlons pas pour faire du mal aux pauvres du monde entier.
– Bon dieu, dit-il, vous avez raison. Dans ce cas c'est probablement illégal. »
Silence.
Finalement, il dit : « Chouette match, hein ?
– Ouais. » On en était à présent à 3 – 2.
Il dit : « Vous savez, ça vient juste de m'arriver : les militaires entrainent beaucoup de gens à la démolition, et beaucoup d'entre ces gens ont compris à quel point la civilisation est destructrice. »
Je l'ai regardé du coin de l’œil.
Il avait un regard rêveur. Il secoua la tête et dit : « Une fois que vous avez votre plan, et une fois que vous vous êtes assuré d'avoir pris en compte tous les paramètres d'accidents et de plantages, alors vous êtes prêt pour l'étape six, qui est que vous avez besoin de pratiquer en faisant non seulement votre part mais celle des autres encore et encore jusqu'à ce que vous et chaque membre de votre équipe soit capable de le faire les yeux fermés. Vous ne voulez pas foirer. Vous voulez le faire correctement.
– Merde, ai-je dit, j'ai peur.
– Bien sûr que vous avez peur, dit-il, c'est effrayant. »







Endgame, Les barrages, partie III, pp.633-637.
Derrick Jensen (traduit en français par Les Lucindas)








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